Les aventures des bretons au Brésil à I’époque coloniale – Marie-Françoise BIDAULT

Marie-Françoise BIDAULT, (Sous la direction de Jean-Yves Mérian. Edition Les Portes du Large, Rennes, France, 2007.

RECITS CROISES SUR LA PRISE DE RIO : DUGUAY-TROUIN / ANTÔNIO TORRES

La prise de Rio de Janeiro fit grand bruit dans l’Europe de 1711 et c’est en grande partie grâce à son exploit le plus fameux  que le malouin Duguay-Trouin s’est forgé une réputation nationale et même internationale.

Homme à la personnalité complexe, il a connu des fortunes diverses au long de quarante sept années d’une vie bien remplie. Une courte formation au Petit Séminaire de Rennes, suivie d’une turbulente jeunesse estudiantine à Caen conduit le conseil de famille à l’inciter fortement pour ne pas dire le contraindre à s’embarquer sur une frégate La Trinité  avec laquelle, pour sa première expédition, il frôle de près le naufrage. C‘est le début d’une carrière de corsaire célèbre même si elle est, parfois, mal connue. Consignée par le marin lui-même dans ses Mémoires, elle a inspiré de nombreux historiens tant brésiliens que français. Le dernier ouvrage en date, paru sous le titre O nobre Seqüestrador,  laisse libre cours à l’imagination du romancier sur la base d’une solide documentation historique. Il nous offre ainsi une fiction surprenante qui renouvelle agréablement le genre.

Le contexte historique

En ce début du XVIIIè siècle la situation  de la France sur l’échiquier international a connu des jours meilleurs. L’économie  est lourdement grevée par d’interminables conflits. Sur terre, l’armée absorbe une grande partie du peu de finances disponibles aux dépens d’une marine royale qui périclite. Le désastre de La Hougue de sinistre mémoire marque la fin d’une époque en 1692  et bientôt les grandes batailles maritimes cèdent la place à la guerre de course.

Les alliances sont donc primordiales dans cette atmosphère belliqueuse de la fin du règne de Louis XIV  en pleine guerre de succession d’Espagne. La France amie de l’Espagne se heurte à l’Angleterre qui entretient des relations économiques privilégiées avec le Portugal depuis le traité de Methuen de 1703. De son côté Guillaume d’Orange qui lorgne du côté de la couronne anglaise entre aussi en lice contre la France.

La situation économique, aggravée par la famine de 1709, n’est guère brillante particulièrement en Bretagne et à Saint-Malo engagée dans une rude  lutte commerciale avec l’ennemi héréditaire : La rivalité qui opposait presque constamment marins et commerçants anglais aux bretons, contribuait aussi à accentuer le réflexe de défense qui fit des armateurs et navigateurs bretons les serviteurs héroïques du Roi au XVIIè siècle[1].

La guerre de course.

Pirates et flibustiers ont de tout temps infesté les mers et épisodiquement on évoque encore ce phénomène à propos de l’Asie du Sud-est. Ces individus travaillent illégalement en tant de guerre ou de paix et pour leur profit personnel sans aucune règle morale ni appartenance à un gouvernement.

Les corsaires, eux, ont disparu. La guerre de course, fort pratiquée aux XVIIè et  XVIIIè siècles s’exerçait selon des règles bien précises exclusivement en période de conflit et en accord avec le souverain. Le vaisseau corsaire est le plus souvent armé par des particuliers avec l’autorisation du gouvernement qui lui octroie alors des « lettres de marque ». Cette activité, réglementée à partir  des mesures reprises par l’ordonnance de Colbert de 1681, va se développer après la défaite de La Hougue en 1692 (celle-ci avait considérablement affaibli la marine royale française).

Avant même l’expédition de Rio, Duguay-Trouin avait fait plusieurs tentatives malheureuses pour intercepter les vaisseaux lourdement chargés d’or et de bois précieux en provenance du Brésil. En effet le Portugal, allié traditionnel de la France, ayant préféré l’amitié économique  de l’Angleterre en signant le traité de Methuen  devenait ainsi une cible pour les corsaires français d ‘autant que Lisbonne et ses côtes servaient d’entrepôts au débarquement des troupes étrangères, vivres et munitions[2] lors de la guerre de succession d’Espagne.

Si d’autres villes côtières comme Dunkerque avec Jean Bart ou encore La Rochelle ont fourni des corsaires célèbres à la France,  Saint Malo s’est taillée une solide réputation dans ce domaine. Orgueil de la ville «  Ni breton ni français malouin suis » ! Et c’est sans doute à ce titre que la villle a donné naissance à de nombreux navigateurs et corsaires célèbres comme Robert Surcouf et Jacques Cartier et tant d’autres plus obscurs  tels  Marion Dufresne, Jacques Epron ou encore l’infortuné Mahé de la Boudonnais tous aussi valeureux que leurs illustres compatriotes..

une personnalité  attachante.

On ne compte plus les nombreuses publications qui de près ou de loin se sont intéressées à la figure de Duguay-Trouin. Certaines en ont fait leur sujet central alors que d’autres l’évoquent dans le cadre plus général de publications sur la ville de Saint-Malo ou sur le thème des corsaires.

Approches différentes selon les auteurs mais souvent teintées d’émotion ou d’admiration. Les travaux d’historiens empreints de sens critique y croisent  des récits de vies romancées et même parfois des ouvrages qui frisent l’hagiographie.

Si l’éventail est large on y retrouve des constantes : l’homme est fougueux, brave, téméraire même, le héros entreprenant au service de son roi, de sa patrie. Certains auteurs gomment les défauts pour mieux exalter les qualités, d’autres plus proches de la réalité historique évoquent des faits, des traits de sa véritable personnalité. Le style sobre ou parfois ampoulé est révélateur d’une époque ou d’un genre de même que les titres des collections Le roman des grandes existences ou encore Les gloires de la France.

Parmi cette abondante bibliographie quelques œuvres retiennent l’attention car  elles semblent, par leur contenu et leur style, fournir un cadre intéressant  en contraste avec les deux volumes retenus pour notre réflexion.

Le premier, Le journal historique de Parscau du Plessix, a fait l’objet d’une édition présentée, annotée et réalisée par Louis Miard à partir d’un manuscrit  de la Bibliothèque du Port de Brest[3]. Il s’agit en fait de la publication du journal d’un participant à l’expédition de Rio. Embarqué à bord du vaisseau Lys ce garde-marine (nom sous lequel on désignait les actuels aspirants d’après L.Miard) a tenu un journal quotidien des principaux événements de la prise de la ville. Très documenté,  parfois même technique, le texte, dans un grand souci d’exactitude, donne un récit fidèle des principaux événements auxquels a participé l’auteur ou sur lesquels il s’est informé directement.

L’ancien officier de marine G.de la Landelle publie en 1844 une Histoire de Duguay-Trouin par laquelle il met en scène la vie du corsaire dans un texte qui se veut historique même s’il s’autorise quelque écart S’il était permis de mêler les fictions du roman à un récit purement historique, on pourrait placer ici une scène qui ne serait dépourvue ni de vraisemblance ni de probabilité[4]. L’ouvrage s’étend  jusqu’à la mort de Duguay-Trouin non sans d’ailleurs un petit commentaire sur la course devenue rapine à partir de 1710.

Quelques années plus tard, en 1883, Felix de Bona fait paraître sous le même titre Histoire de Duguay-Trouin une version légèrement romancée, agrémentée de commentaires avec, en particulier, des précisions sur l’édition pirate des mémoires de Duguay-Trouin par un certain Villepontoux, parue en 1730, à Amsterdam, contre le gré de l’auteur.

Si les deux précédents ouvrages se revendiquent de l’ouvrage historique celui de François Poncetton est d’un genre différent. Trente quatrième de la série Le roman des grandes existences où il voisine, entre autres, avec La vie martiale du Bailli de Suffren et quelques autres hommes de lettres ou politiques célèbres, cet ouvrage, publié en 1930, sous le titre Monsieur Duguay-Trouin corsaire du roi, apparaît,  sans conteste, comme le plus romancé. Dans un premier avertissement après avoir présenté. Le manuscrit de M. Barnabé Cloquemin, chirurgien qui rapporte les gestes et propos de M. Duguay-Trouin, relié en parchemin… il précise en termes choisis son propos .Nous donnons dans sa forme sincère ce récit qui célèbre la vie de notre héros, jusques à son retour de Rio-de-Janeiro[5]. La phrase finale met un point d’orgue à l’ouvrage dans le ton un brin grandiloquent de celui-ci. C’est là qu’avait été déposé, dans un caveau où il dort à jamais, le corps de M. René Duguay-Trouin qui avait été corsaire et officier, le plus brave et le plus noble des hommes d’épée de son temps, et qui avait donné toute sa vie au service du Roi.[6]

Enfin c’est en 1953 que  Roger Vercel consacre avec moins d’emphase quarante sept pages de son Visages de corsaires  à une sobre biographie de Duguay-Trouin dans laquelle il  dessine, avec un style concis, un portrait assez proche de la réalité historique.

Des Mémoires et un roman

Derrière le titre se cache l’exercice délicat de croiser des récits, si différents par leur structure et leur approche des faits dans lesquels la prise de Rio ne constitue qu’une petite partie. Quand Duguay-Trouin nous offre un récit de vie, une autobiographie  Antônio Torres présente le personnage qui peu à peu l’envahit, intervient dans son quotidien jusqu’à l’obsession.

Si une certaine unité géographique (quelques ports français et la ville de Rio) est commune aux deux ouvrages la durée   fait la différence: le temps d’une vie pour Duguay-Trouin, trois siècles pour Antônio Torres avec en fil conducteur la construction d’un personnage  de roman et le témoignage d’une ville qui se penche sur sa vie depuis sa naissance.

Les événements de ma vie.

Les Mémoires de Duguay-Trouin adoptent une structure chronologique classique assez habituelle pour une autobiographie. Après une brève mise en scène de la France de Louis XIV, période dont les fastes ne sont plus à découvrir, la naissance et la vie du héros se déroulent, sinon sans heurts, sans grande surprise dans un environnement consacré, pour l’essentiel, à la mer et aux  expéditions maritimes.

Sur un total de 212 pages que comptent ses Mémoires, Duguay-Trouin   en réserve 44 à son expédition (préparatifs, réalisation et  retour compris)[7]. C’est relativement peu  pour un si  grand événement dans une vie bien remplie mais ce sont des pages denses, allant droit à l’essentiel. Le récit dépouillé d’un acte au service de la patrie, d’un exploit dont il ne tire pas vaine gloire. Mais aussi l’ensemble  d’une vie  dans le but d’apporter son témoignage et de s’assurer un avenir qui s’annonce incertain. A preuve les courriers adressés au roi ou à ses intendants qui font état de la misère, des difficultés physiques et morales qui l’accompagneront jusqu’au terme de son existence.

Enquête sur un personnage ou en quête d’un personnage.

Avec Antônio Torres l’exercice   est  foncièrement différent. Il ne s’agit  pas de faire œuvre de biographe mais de romancier avec, avant tout, la fiction, l’imagination débridée au service de la relation d’événements historiques. Cette fois la toile de fond, le fil d’Ariane n’est plus uniquement la vie du corsaire mais aussi la ville de Rio confrontée aux multiples difficultés du quotidien actuel. 

Près de trois siècles après Duguay-Trouin Antônio Torres aborde son sujet dans  un tout autre registre. Loin du récit autobiographique   et linéaire,  place maintenant à un périple en terre de France, de Paris à Saint-Malo en passant  par Bordeaux, La Rochelle, ( point de départ de l’expédition), ponctué d’une série d’allers-retours imaginaires à Rio de Janeiro, entre  passé et  présent. Pour fil conducteur l’étrange échange verbal entre la statue du corsaire édifiée sur les remparts de Saint-Malo et ce curieux visiteur/confident, cet interlocuteur qui l’interpelle en lui parlant de sa ville; non seulement  le Rio d’hier mais aussi celui d’aujourd’hui avec, en filigrane, une violence omniprésente.

Dans ce récit polyphonique aux multiples facettes, le sommaire nous propose, en guise d’introduction pour cet ouvrage de 250 pages, un découpage en trois parties entre lesquelles se glisse un entracte à la manière du  théâtre pour s’achever  sur un Post scriptum inspiré du genre épistolaire même s’il s’agit d’un article de journal.

La première partie, la plus longue, (142 pages) nous raconte de la bouche même de la statue de Duguay-Trouin son existence antérieure à la prise de Rio. Après la coupure de l’entracte marqué par la violence l’œuvre bifurque vers une autre voie. L’auteur brésilien qui a entrepris un périple français à la recherche d’inspiration se propose de suivre les pas du héros du XVIIIème siècle dans la France d’aujoud’hui en compagnie de personnages bien vivants. Brossés par petites touches (sans être un roman à clefs on peut y reconnaître quelques enseignants du monde lusophone  français) des portraits, ciselés avec soin, mettent une touche d’humour qui atténue la déception du voyageur. Seu objetivo é tentar recompor  os passos e manobras do célebre corsário que, ao contrário dos mercadores de escravos, dos calvinistas,  do cardeal de Richelieu, dos ingleses e das tropas de Hitler, aqui não deixou marca nenhuma[8].

Soudain  au cours d’un agréable déjeuner à La Rochelle avec ses commensaux français, changement de décor ; sans crier gare, le temps et l’espace sont abolis. Seus olhos capturam a janela do vigésimo oitavo andar, no arranha-céu da avenida Rio Branco, no centro do Rio. E o dia 31 de maio de 1998 [9]. Le narrateur, sur le point de perdre son emploi de publicitaire, interpelle Duguay-Trouin avec une certaine sévérité. Mas o principal a dizer aqui é : não farei como o senhor, que depois de conquistar o Rio a ferro e fogo, para a glória da França, iria passar o resto da vida escrevendo cartas pedindo socorro financeiro, como quem pede esmola[10]. Et c’est ainsi que se rapprochent voire se confondent deux destins, celui du héros et celui du narrateur.

La suite est entièrement consacrée à l’épisode de l’assaut et de l’occupation de la ville de Rio qui se déroule tout au long d’une séquence de 43 pages. Le roman s’infléchit ensuite dans la dernière partie vers un récit des confidences de la ville qui, désormais personnifiée, change de statut pour prendre la parole et exposer les aléas de son existence après le départ des Français. Il s’en suit une  liste en dix-sept points où elle expose ses griefs contre le gouverneur portugais, les démêlés de celui-ci avec Lisbonne, son autorité de tutelle, et avec la population carioca.

Le dernier chapitre laisse la parole à une évocation autobiographique de la ville dans laquelle s’entremêlent attaques meurtrières et heures de gloire. La venue de la cour portugaise transforme le destin de la petite cité Agora eu era a capital de um império, a princesa do mundo[11] qui s’exalte soudain dans une grande envolée lyrique finale .A praça era eu. Fui eu. Sou eu. A Praça do Rei ; Depois dita Cidade Maravilhosa. Princesinha do  Mar. A garota de Ipanema. Tão cantada em prosa e verso quanto Paris. « Rio de Janeiro/gosto de você/gosto de quem gosta/des céu, deste mar/desta gente feliz »

A Cidade Vaidosa. Linda de morrer. De causar inveja. De dar raiva.
E medo[12]…

Les deux récits de la prise de Rio.
Duguay Trouin…..

A la façon d’un journal de bord le récit, linéaire, présente une succession de faits classés, selon l’ordre chronologique, avec mention précise des dates. La prise de Rio rédigée sur le mode descriptif,  est évoquée à la première personne par le corsaire qui consigne dans  ses souvenirs sa vision de la baie de Guanabara sans omettre la participation de ses fidèles lieutenants dont plusieurs sont nommément cités à l’instar de Duplessis-Parscau. Chacun à sa place sous les ordres du corsaire qui, en fin stratège, dirige les opérations avec une grande maîtrise de la situation. Rien ne semble lui échapper. Les événements se déroulent au jour le jour et même heure par heure. A propos de l’échec de Duclerc il nous fait partager ses observations et ses réflexions. Quelques détails concrets sur les mouvements de ses adversaires  pimentent le récit non sans évoquer   un certain  Dubocage, normand rescapé de l’expédition Duclerc et passé à l’ennemi.

Après quelques épisodes de lutte, l’homme de guerre fait place au négociateur qui adresse au Gouverneur  une lettre, véritable chef-d’œuvre dans le genre. Recevant  une réponse jugée décevante il décide alors d’investir la ville qui se révèle abandonnée par les autorités et une partie de ses occupants. Devant la menace de l’arrivée de secours en provenance de Mines (Minas Gerais) Duguay-Trouin presse le mouvement en faisant brûler quelques positions stratégiques ce qui amène le Gouverneur en fuite à négocier. Progressivement se dessine le portrait du héros non seulement  chef de guerre mais aussi  stratège  financier doublé d’un homme d’autorité qui sait faire respecter une indispensable discipline, n’hésitant pas à châtier ses troupes quand cela s ‘avère nécessaire. Honnête homme aussi en quelque sorte puisque avant son départ de la ville il restitue aux Jésuites  une partie des trésors saisis en matière de gages à son arrivée.

Pour le retour il  projette de faire le détour par Salvador de Bahia afin de délivrer les derniers membres de l’expédition Duclerc qui y étaient retenus prisonniers  sans oublier son sens pratique des affaires. J’avais formé la résolution de les y aller délivrer, et il est certain que je l’aurais exécutée et même que j’aurais tiré de cette colonie une autre contribution[13].

L’accueil en France ne fut pas aussi chaleureux  qu’il eût  pu le souhaiter. La perte de deux vaisseaux pris dans la tempête sur le chemin du retour limita les bénéfices même si (ils) payèrent la dépense de mon armement et donnèrent quatre vingt douze pour cent de profits à ceux qui s’y étaient intéressés.[14]

………Antônio Torres.

D’entrée de jeu le titre du premier chapitre intrigue. Por mais que eu olhe nunca avisto Niterói[15]. Cette phrase énigmatique dans la bouche de la statue de Duguay-Trouin, répétée, à plusieurs reprises, par le narrateur témoigne d’une difficulté à identifier et percer le mystère de la ville de Rio.

La suite est bien différente. De nos jours à  Saint-Malo, le 6 février 2002, un personnage qui se présente à la première personne comme  Duguay-Trouin Eu René filho de Marguerite Boscher e do comandante de navio Duguay-Trouin[16] s’adresse à un voyageur inconnu en provenance du Brésil, plus précisément de Rio. En fait, c’est la statue du corsaire qui s’exprime, précisant  d’ailleurs  avec une nuance de familiarité, dans un clin d’œil amusé. Ponha ai  o chapeuzinho no o para os brasileiros pronunciarem o nome da cidade corretamente Saint Malô….[17]

Le ton est donné, humour et décalage à distance de  la rigueur historique, de la sobriété, de l’austère relation des faits. Toute cette première partie entrecroise le récit des événements de la prise de Rio et les confidences attribuées au corsaire sur ses supposées motivations.

Presque tout est dit, on y retrouve la personnalité de Duguay-Trouin tel qu’il se présente lui-même dans ses mémoires quoique en termes différents.

Ce n’est qu’au chapitre suivant que sont abordées  la naissance et la jeunesse de Duguay-Trouin  inspirées de la première version non édulcorée des Mémoires (pour la version officielle le corsaire les avait  lui-même expurgées de quelques épisodes mouvementés de son adolescence orageuse).

Loin du héros mythique portraituré par nombre d’auteurs c’est presque un anti-héros qui s’exprime, un homme de chair et d’os même si l’expression est paradoxale pour parler d’une statue animée par le talent du romancier.

Et il nous faut attendre la page 173 un titre lapidaire mais éloquent esta viagem pour entrer dans le vif du sujet : les préparatifs de l’expédition  puis le départ de Rochefort retardé par un contretemps matériel. Cette fois ce n’est pas le corsaire qui raconte mais un narrateur s’autorisant quelque incursion  dans l’époque contemporaine en évoquant, par association d’idées, le rôle de Brest lors de la première guerre mondiale. Mais très vite il adopte le mode descriptif à l’instar de Duguay-Trouin dans ses mémoires Já com os seguintes incidentes, vistos do Lys, a nau-capitania…..[18]. Avec un véritable souci du détail il reprend, à sa manière, sous forme d’éphémérides, un récit minutieux du début de l’expédition entre le 16 juin 1711 et le 1er juillet dans l’après-midi au moment d’aborder São Vicente, une des îles du Cap-Vert. Après diverses considérations sur l’organisation et les conditions de navigation  on retrouve la relation  des événements consignés à la manière d’un journal de bord depuis le 13 août jusqu’au 1er septembre,  date d’arrivée à l’entrée de la baie de Guanabara.

La séquence suivante, sobrement intitulée Diário do assalto ne laisse planer aucun doute sur le propos. En exergue du chapitre, un extrait du témoignage de Louis Chancel de Lagrange 1° tenente, participant actif et témoin oculaire de l’événement, se veut le garant de l’authenticité de l’Histoire. La plume du narrateur qui s’attache aux préparatifs essentiels de l’assaut en  relate ensuite le déroulement au jour le jour et même heure par heure,. Dans un grand luxe de détails il raconte ensuite l’occupation de la ville  entre le 13 septembre et le 11 octobre avant de conclure par une phrase concise sur le départ du 13. E arribou. Sessenta e um dias depois da sua chegada triunfal[19].

O Nobre Seqüestrador

Titre polymorphe  à l’image du roman qui recèle un certain mystère d’autant qu’en français il n’y a pas d’équivalent au terme seqüestrador[20]. Toutefois l’ambiguïté  sur laquelle l ‘auteur semble jouer vient surtout du vocable noble : adjectif ou substantif, à prendre au premier ou au second degré?

Noble, au premier sens du terme, certes Duguay-Trouin l’était mais depuis peu de temps puisque le roi lui avait octroyé ses Lettres de noblesse ainsi qu’à son frère Luc Trouin de la Barbinais en 1709, soit deux ans avant l’expédition. Il avait alors trente six ans,

On peut aussi y voir plutôt que la distinction nobiliaire  une allusion à la noblesse d’âme, de cœur, de comportement tellement louée par l’historiographie française et dont la reprise ici  n’est sans doute pas dénuée d’ironie 

Corsaire en deçà de l’Atlantique,  pirate au-delà, selon qu’on adopte le point de vue  populaire français ou brésilien. Dans ce curieux rapprochement de termes  transparaissent deux traits de caractère d’un même homme: noblesse de la conquête pour les uns sans oublier l’orgueil et le profit qu’on peut en retirer, appât du gain, pillage pour les autres qui ne voient que la prise en otage et le rachat de leur ville contre pièces sonnantes et trébuchantes, des têtes de bétails et des femmes ! Comme pour en amoindrir l’importance la rumeur publique laissait entendre que cet exploit avait été facilité par  l’incurie des autorités portugaises plus enclines à tirer des bénéfices de leur colonie sud-américaine que soucieuses d’y mettre en place une défense rigoureuse doublée d’une administration responsable et efficace. Le petit peuple n’avait d’ailleurs guère apprécié le manque de fermeté du Gouverneur pour ne pas dire sa couardise en l’affublant du surnom peu flatteur de Vaca, comme A. Torres ne manque pas de s’en faire l’écho. . Todo mundo acusou o governador, implacavelmente. O povo o ameaçava de morte, chamando-o de traidor. « Este covarde nos vendeu. E entregou os nossos pertences aos bandidos »[21].

bien regarder ce mot seqüestrador a-t-il une connotation si péjorative dans le roman de Antônio Torres, a-t-il l’impact de bandido ou de ladrão épithètes malsonnantes dont les auteurs brésiliens gratifiaient si fréquemment  le corsaire? Sans aller jusqu’à y voir de la tendresse, (ce serait peut-être excessif), on peut deviner, un intérêt, presque une forme de  complicité entre l’écrivain et le mythique héros historique. D’autant que Antônio Torres fait dire à la statue, sur un ton familier : cá estou, no panteão ao esplendor do tempo dos marinheiros, postado de frente para o mar, de onde jamais teria saído desde o dia em que me acostumei com ele na marra, mas eia, você veio até aqui para seqüestrar as minhas memórias, porque sou um malfalado personagem da história do seu país[22]. En  inversant ainsi les rôles l’auteur fait lui-même preuve d’une certaine indépendance d’esprit puisqu’à la différence de maints auteurs brésiliens il s’inspire des diverses versions des faits qu’il a pu consulter comme en témoigne la bibliographie proposée à la fin de l’œuvre.

En contraste avec cette bienveillance apparente le ton est beaucoup moins amène dans un post scriptum en date du 25 février 2003. Narcotráfico ataca em várias frentes Rio vive dia de terror ……Este foi o terceiro seqüestro nos 438 anos de história da cidade. Em 1711, o corsário René Duguay-Trouin a sitiou e exigiu um resgate em ouro. O segundo deu-se em setembro,quando a fábrica de ameaças do narcotráfico paralisou o Rio. Ontem a cidade voltou a cair nas mãos dos bandidos. A tal ponto que a Nação do Crime proclamou a vitória num audacioso « comunicado oficial » à população.

Era o que faltava !(…)  » Jornal do Brasil.

E etc [23].

Et, c’est par cet article de journal (fictif ?) au titre spectaculaire que s’achève le roman dans une conclusion inattendue qui éclate comme un coup de tonnerre. La presse, évoque, dans un raccourci saisissant, les presque cinq siècles de violence que la ville a subi depuis l’arrivée des Portugais jusqu’aux plus récentes séquestrations orquestrées par les trafiquants de drogue.

Bibliographie

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PONCETTON  François, Monsieur Duguay-Trouin corsaire du roi , Paris, éd. Lib.Plon,1930.

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TORRES  Antônio, O Nobre Seqüestrador, Rio de Janeiro – São Paulo, ed.Record, 2003.

VERCEL Roger, Visages de corsaires, Paris, éd. Albin  Michel, 1996.

[1] FREVILLE Henri, L’Intendance de Bretagne, Rennes, 1953, p.29.

[2] POULAIN J., Duguay-Trouin. Corsaire-écrivain, p. 110 In A. Morel, La guerre de course à Saint Malo, p.89.

[3] MIARD Louis, « La prise de Rio de Janeiro par Duguay-Trouin en 1711 » in La Bretagne Le Portugal

Le  Brésil. Echanges et rapports, Actes du Cinquantenaire de la création en Bretagne de l’enseignement du portugais, UHB, UBO, U. NANTES, 1977.

[4] DE LA LANDELLE G., Histoire de Duguay-Trouin, Paris, éd. Sagnier et Bray, 1844, p.4.

[5] PONCETTON  François, Monsieur Duguay-Trouin corsaire du roi , Paris, éd. Lib.Plon, p.non numérotée.

[6] ID., ibid., p. 304.

[7] DUGUAY-TROUIN, op.cit.,pp.166-210.

[8] TORRES Antônio, op. cit., p.150.

[9] ID.,ibid.,p.160.

[10] ID.,ibid.,p.161-162.

[11] ID.,ibid.,p. 241.

[12] TORRES Antônio, op. cit., p. 243.

[13] DUGUAY-TROUIN René,op. cit., p. 205.

[14] ID., ibid., p. 209.

[15] TORRES Antônio, op. cit., p. 11.

[16] ID., ibid., p. 11.

[17] ID., ibid., p. 12.

[18] ID., ibid., p.177.

[19] ID., ibid., p. 215.

[20] Le mot sequestrateur n’apparaît dans aucun des dictionnaires consultés ( Littré, Trésor de la langue française, Le grand Robert) seulement dans des blogs sur  Internet.

[21] TORRES Antônio, op. cit., p. 222.

[22] ID., ibid., p. 12.

[23] ID., ibid., p. 247.